Table des matières

Qu'est ce que l'identité


Introduction


«Moi n’est jamais que provisoire (changeant face à un tel, moi ad hominem changeant dans une autre langue, dans un autre art) et gros d’un nouveau personnage qu’un accident, une émotion, un coup sur le crâne libérera à l’exclusion du précédent et à l’étonnement général, souvent instantanément formé. Il était donc déjà tout constitué. On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. » (Henri Michaux, «Difficultés» [1930], dans Plume précédé de Lointain intérieur)
La notion d’identité est au cœur de nombreux débats contemporains. Quelle est cette chose étrange qui anime les débats politiques, les bouquins de développement personnel et qui peut parfois nous hanter, si tant est que l'on ose se retourner sur nos actions passées et sur les choix dans lesquels on ne se reconnait plus ?

Si son auteur veut bien me permettre ( Jean Zin), je reprendrais bien à mon compte cette phrase : "Quand on se rend compte à quel point on a pu être con, on ferait mieux de se taire." Et si mon positionnement politique n'a pas son efficacité ni sa valeur, force est de constater que si je me reconnais toujours le même, mes choix et mes compréhensions d'hier ne sont pas ceux d'aujourd'hui et je ne le regrette pourtant absolument pas.

Michel Serres (1930-2019) propose une conception originale de l’identité, que j'aimerais garder à l'esprit en toute chose, ancrée dans une vision fluide, métissée et universelle de l’être humain. Par contraste, les courants «woke» mettent en avant les identités particulières (raciales, de genre, sexuelles, etc.), notamment via l’approche de l’intersectionnalité, pour dénoncer les injustices sociales. Ces visions semblent s’opposer : d’un côté, Serres prône une identité ouverte et hybride, au-delà des appartenances exclusives ; de l’autre, le militantisme woke (surtout anglo-saxon) insiste sur la reconnaissance des différences et des expériences propres à chaque groupe minoritaire. En France, ces débats prennent une tournure spécifique en raison de la tradition républicaine d’universalisme et de laïcité, qui entre parfois en tension avec les revendications identitaires importées du monde anglo-saxon.
Si on la compare aux représentations contemporaines de l’identité dans les courants «woke» et politique d'une manière générale, on peut distinguer l’approche anglo-saxonne centrée sur l’intersectionnalité et les identités minoritaires, l’approche française des débats identitaires marquée par la laïcité et l’universalisme républicain confrontés à la reconnaissance des différences. Les implications philosophiques, sociales et politiques de ces oppositions, nécessite au moins un dialogue pour tenter d'y voir plus clair et trouver une ou des postures cohérentes, tant au niveau personnel que collectif, selon qu'il s'adresse à la psychanalyse, à la thérapie ou au contexte politique.
Le passage d’une réflexion existentielle et psychologique (chez Pontalis, Bergson, la psychanalyse en général) à un débat sociétal et politique sur l’identité (genre, race, nation, etc.) – n’est pas anodin. C’est à la fois le symptôme d’un malaise contemporain et l’indice d’un déplacement des lieux de légitimation du sens de soi.
Depuis quelques décennies, l’identité est de plus en plus pensée comme un rapport social, visible, situé : je suis ce que l’autre me renvoie, je suis noir(e), femme, trans, immigré(e), non-binaire, etc. Autrement dit : l’identité n’est plus d’abord une intériorité à explorer, mais une position sociale à affirmer ou à défendre. C’est une mutation épistémologique. Curieusement, la position de «vieux» n'est que très rarement revendiquée.

Une identité en mouvement et multiple, et un récit



Michel Serres invite à penser l'identité non comme une essence fixe ou une étiquette figée, mais comme un processus dynamique, en perpétuelle construction. Elle se façonne à travers les expériences, les rencontres, les apprentissages, et s’inscrit dans un mouvement continu. Une telle perspective rejoint l’idée que l’être humain est en transformation constante, à l’image du fleuve d’Héraclite dans lequel on ne se baigne jamais deux fois. Il reste le même tant qu'il y aura quelqu'un pour le nommer ainsi. Chaque individu porte en lui une multiplicité, traversée par des influences culturelles, linguistiques, historiques et scientifiques. L’identité personnelle devient ainsi le fruit d’un métissage permanent, d’une hybridation des savoirs et des vécus et d'un récit pour la faire exister.

Cette conception se déploie aussi dans une réflexion critique sur les dangers des identités exclusives. Face aux drames du XXe siècle, certains penseurs ont insisté sur la nécessité de dépasser les logiques de cloisonnement identitaire. Sans beaucoup de succès, il faut bien en convenir. La violence engendrée par le fanatisme et l’exclusivisme identitaire incite à concevoir l’identité non comme un instrument de séparation, mais comme un espace d’ouverture. Plutôt que d’ériger les appartenances en frontières infranchissables, il s’agit de penser l’identité comme un remède possible aux conflits : un processus qui désamorce la violence en refusant les enfermements.

Une distinction essentielle émerge ici entre identité et appartenance. Il ne faut pas confondre "qui je suis" avec "à quel groupe j’appartiens". Dire "je suis Français", "je suis musulman", ou "je suis juif" relève davantage d’un registre d’appartenance que d’une définition de l’identité profonde. Une formulation plus juste consisterait à dire "j’appartiens à tel groupe", afin d’éviter l’essentialisation. Réduire une personne à une seule appartenance revient à nier la complexité de son être. C’est précisément cette réduction qui alimente les mécanismes du racisme et de l’exclusion, en traitant l’autre "comme si sa personnalité se résumait à une seule étiquette".

Le langage joue comme toujours un rôle central dans cette confusion. Il est grammaticalement plus facile de dire "je suis X" que "j’appartiens à X", ce qui pousse à substantifier nos appartenances. Cette simplification linguistique influence notre manière de penser, fige le réel et peut engendrer des formes de discrimination implicites. C’est pourquoi il importe de réinterroger nos usages de la langue pour penser l’identité autrement que comme un simple marqueur communautaire.

Dans cette perspective, l’identité se construit avant tout dans l’ouverture à l’altérité, dans le mélange, l’échange et la relation. Chaque être humain, chaque culture, est fondamentalement un hybride, le résultat de croisements multiples. La pensée humaine elle-même gagne à décloisonner les savoirs, à faire dialoguer les disciplines, les récits, les cultures. L’identité devient alors une structure en réseau, un maillage de relations, où l’altérité n’est plus une menace, mais une condition même de l’existence.

Une image forte illustre cette idée : celle du "parasite", non comme nuisance à éliminer, mais comme élément perturbateur qui participe, à sa manière, à la dynamique du système. En voulant exclure l’intrus à tout prix, on peut causer plus de dommages que sa simple présence n’en aurait entraînés. Cela invite à penser l’altérité non comme un corps étranger à éradiquer, mais comme un partenaire dans une co-construction identitaire.

Autrement dit, il n’existe pas d’identité entièrement fermée ou pure qui ne soit pas déjà métissée d’altérité. Chercher à la purifier (chasser le lièvre, exclure l’élément étranger) engendre plus de mal que de bien. Tolérer et intégrer le bruit de l’autre est au contraire la condition d’une identité vivante et non violente. Serres prône ainsi une éthique de l’hospitalité identitaire : accepter en soi le mélange et le désordre fécond apportés par autrui, au lieu de s’enfermer dans une citadelle identitaire illusoire.

« je suis je, voilà tout », « je » est un sujet singulier irréductible aux catégories, un nœud unique tissé de multiples fils. L’identité personnelle est un processus d’hybridation continue, plutôt qu’une appartenance figée.

L'identité est souvent perçue à travers des éléments administratifs : nom, prénom, sexe, date et lieu de naissance, nationalité, religion, etc. Ces données, bien que désignées comme des éléments d'identification, renvoient davantage à des appartenances qu'à une véritable identité personnelle. Elles indiquent à quels groupes ou sous-ensembles un individu appartient — une famille, une nation, un genre, une religion, un métier — mais elles ne disent pas qui il est en propre.

La distinction entre identité et appartenance est donc nécessaire pour faire un tri dans les discours ambiants. L'identité véritable repose sur le principe logique selon lequel une chose est identique à elle-même. Le principe tautologique ('A est A') n’épuise en rien la richesse dynamique de ce que 'je suis' implique. Elle est ce qui reste constant dans le temps, ce qui constitue le "je suis moi" : les appartenances sont multiples, évolutives, contextuelles, et ne définissent pas l’individu.

Confondre identité et appartenance mène à des erreurs logiques mais aussi à des dérives politiques et sociales graves, au racisme, à l'essentialisation qui relève d’un contexte social ou historique.
On peut penser l'identité comme principe : pur, ouvert, vierge ; l’autre, versant de cette représentation trace au fil du temps toutes les appartenances, expériences, apprentissages et relations qu’un individu accumule tout au long de sa vie. C’est l’intersection dynamique de ces appartenances qui compose le moi concret.
Plus une vie est riche, plus cette complexité s’étoffe. À l’inverse, le refus de toute réduction à une seule appartenance, l’ouverture à la diversité des expériences et des autres, confèrent à l’individu une profondeur et une liberté accrues.
L’identité ne se réduit jamais à une origine, un nom ou une communauté, mais se construit dans le temps, dans l’accueil de l’altérité, dans le dépassement des frontières physiques et symboliques. Elle est une résultante consciente plus ou moins du temps de la vie.
Deleuze disait, "l’identité est un processus de subjectivation, non un état". Elle est toujours à faire, jamais faite, un devenir en tension entre la mémoire, l’imaginaire et le récit. L’identité, en ce sens, est moins une essence qu’un devenir.
Cependant, face à cette position universaliste de Serres, les courants contemporains dits «woke» insistent au contraire sur l’importance des identités particulières. Pour en comprendre l’opposition, il faut d’abord cerner comment ces courants conçoivent l’identité.

Les conceptions contemporaines de l’identité dans les courants «woke»


Les mouvements qualifiés de «woke» (terme dérivé de l’anglais awake, « éveillé ») regroupent des courants de pensée et de militantisme nés aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon, axés sur la vigilance face aux injustices sociales. À l’origine, « stay woke » était un slogan de la communauté afro-américaine invitant à rester conscient des discriminations raciales. Depuis les années 2010, le terme s’est élargi pour englober la défense de multiples causes progressistes : lutte contre le racisme, le sexisme, les violences policières, défense des droits LGBT+, des minorités religieuses, justice sociale, etc.


. En France, on parle de «wokisme» souvent de manière péjorative pour désigner ces idéologies perçues comme un excès de militantisme identitaire.

. Au-delà des polémiques, on peut distinguer deux contextes d’expression du «woke» :

Le contexte anglo-saxon, où les théories et pratiques « woke » sont nées – avec l’intersectionnalité comme cadre d’analyse privilégié – insistant sur les identités raciales, de genre, sexuelles, etc., et la cumulative des oppressions.

Le contexte français, où les débats identitaires prennent une tournure particulière en se confrontant aux principes de la laïcité et de l’universalisme républicain. La France voit s’opposer une vision républicaine classique de l’égalité (indifférente aux appartenances) et une vision plus « démocratique » cherchant la reconnaissance des différences et des minorités au sein de la République.


L’approche «woke» anglo-saxonne : intersectionnalité et fierté des identités minoritaires


Aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon, le courant «woke» s’est développé sur le terreau des luttes menées par divers groupes minoritaires depuis les années 1960 : mouvement afro-américain des droits civiques, féminisme, mouvements LGBT, luttes des minorités ethniques, etc. Le maître-mot de cette approche est l’intersectionnalité. Ce concept, introduit par la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw en 1989, désigne la situation de personnes subissant plusieurs formes de discrimination simultanément.

. Par exemple, une femme noire pauvre peut être à la fois victime de sexisme, de racisme et de classisme


. L’intersectionnalité propose d’étudier ces interactions entre catégories sociales (genre, race, classe, sexualité, religion, etc.) plutôt que de les considérer isolément

. Il s’agit donc d’une grille de lecture qui complexifie l’identité politique: chaque individu est le point de croisement de multiples appartenances sociales, qui peuvent toutes influencer son expérience.
Cette perspective intersectionnelle s’accompagne d’une valorisation de chaque identité particulière en tant que porteuse d’une expérience unique de l’oppression ou du privilège. Dans les mouvements « woke » anglo-saxons, on insiste sur la nécessité de reconnaître les identités minoritaires afin de remédier aux injustices qui les frappent. Quelques traits caractéristiques de cette approche sont résumés ci-dessous :

Accent sur la race et l’ethnicité : Les luttes antiracistes sont centrales. Être « woke » implique d’être conscient du racisme systémique et des privilèges associés à la « blancheur » dans les sociétés occidentales. Des slogans comme « Black Lives Matter » affirment l’importance de l’identité noire face aux violences subies. L’identité raciale, longtemps dévalorisée, est au contraire revendiquée avec fierté (notion de Black Pride, par exemple).

Question de genre et sexualité: Le féminisme woke souligne l’importance du genre, tout en intégrant les dimensions de race et de classe (on parle de féminisme intersectionnel). Les identités de genre sont pluralisées (reconnaissance des personnes transgenres, non binaires, etc.). De même, les identités sexuelles (gay, lesbienne, bi, queer…) sont mises en avant par la lutte LGBTQ+, avec l’idée que chaque orientation a sa légitimité et ne doit pas être invisibilisée.

Visibilité et représentation : Le mouvement woke prône la visibilité des minorités dans l’espace public, les médias, les positions de pouvoir. Il milite pour une représentation équitable des différentes communautés (par exemple via des quotas de diversité, le casting inclusif dans les films, etc.). L’idée est que l’identité majoritaire (blanche, masculine, hétérosexuelle…) n’est plus la seule référence universelle, mais qu’une société juste doit refléter la mosaïque d’identités qui la compose.

Discours de la fierté et de l’affirmation : Contrairement à la tradition qui poussait les minorités à l’assimilation discrète, la culture woke encourage à affirmer hautement son identité. On le voit dans les « Pride » (marches des fiertés LGBT), dans le discours « Say it loud, I'm Black and I'm proud » qui date déjà des Black Panthers, ou plus récemment dans le fait de partager sur les réseaux sociaux ses identités (hashtags #MeToo, #OwnVoices, etc.). Cette affirmation identitaire sert à revendiquer des droits et à mettre en lumière des vécus ignorés.

Déconstruction des normes et du langage : Le courant woke s’emploie aussi à déconstruire les catégories dominantes. Par exemple, dénoncer le male gaze (regard masculin normatif), promouvoir un langage épicène ou inclusif (pronom neutre iel, etc.), critiquer les stéréotypes culturels. L’identité est alors conçue comme un terrain de lutte symbolique : il faut changer la façon dont la société définit les identités pour les libérer des hiérarchies implicites.

En somme, l’approche identitaire anglo-saxonne considère que nommer et valoriser les identités particulières est un passage obligé pour atteindre l’égalité réelle. On ne peut corriger une injustice qu’en reconnaissant les groupes qui en souffrent. Par exemple, le mouvement féministe anglo-saxon a dû reconnaître en son sein la spécificité des femmes noires, latino, asiatiques, etc., ce qui a ébranlé l’ancien universalisme abstrait du féminisme blanc.


. De même, la notion de privilège blanc a été élaborée pour faire prendre conscience aux Blancs (j'avoue que j'ai du mal à écrire cela en ces termes) des avantages invisibles liés à leur identité, afin qu’ils soutiennent des politiques correctrices.

Une telle approche a ses critiques, mais elle a aussi permis des avancées notables : diversification des perspectives dans la recherche (études de genre, études postcoloniales…), mise à l’agenda politique de questions auparavant marginalisées (violences policières contre les minorités, droits des personnes trans, etc.), et création d’une culture de la sensibilité aux discriminations (on parle d’alliés qui soutiennent les causes des groupes dont ils ne font pas partie).

La vision anglo-saxonne « woke » de l’identité serait celle d’une mosaïque d’appartenances dont chacune compte. Elle repose sur l’idée que l’on doit être conscient et fier de ses identités (ethniques, de genre, sexuelles, etc.), tout en comprenant l’imbrication des oppressions (intersectionality). Cette idéologie, souvent associée à la gauche progressiste radicale, est « structurée en fonction de questions identitaires (liées à la race, mais aussi au genre, à l’orientation sexuelle, etc.) »

. Être « woke », c’est donc placer au premier plan les questions identitaires dans le militantisme, comme le résume le linguiste québécois Gabriel Martin. C'est une représentation qui interprète la société comme des grandes structures de pouvoir, et qui tend à mobiliser le cadre de la narration personnelle et de la situation spécifique au détriment d'une logique formelle universaliste nécessaire sur laquelle s'appuient les textes de loi. Elle se revendique pourtant paradoxalement d'ambition politique. Il est donc essentiel de distinguer les textes militants, en tant que représentatifs d'une catégorie ou de catégories sociales, des systèmes juridiques ou conversationnels qui pourraient s'y référer. Le texte militant, ou narratif, vise la reconnaissance symbolique, l’expression, voire la réparation. Le texte juridique repose sur l’abstraction, l’universalité, la cohérence logique. Il est censé valoir pour tous, indépendamment des appartenances.

Les débats identitaires «woke» en France : laïcité, universalisme républicain et reconnaissance des différences.



En France, l’irruption des thèmes «woke» et de l’intersectionnalité a suscité de vifs débats, car elle bouscule une tradition républicaine jalouse de son universalisme et de sa conception de la citoyenneté une et indivisible. Historiquement, la France moderne s’est construite sur l’idée que la République ne reconnaît que des individus égaux en droits, et non des groupes particuliers. Dès la Révolution française, on abolit les ordres et privilèges pour ne voir que des citoyens, identiques dans la loi. Cette philosophie politique, qu’on qualifie d’universalisme républicain, s’accompagne du principe de laïcité (séparation de la sphère religieuse et de la sphère étatique, affirmé par la loi de 1905) : l’État garantit la liberté de conscience, mais en échange chaque citoyen est censé reléguer son appartenance religieuse à la sphère privée, afin que l’espace public soit neutre et commun. Dans ce modèle français classique, « la race ou la religion ne sont pas reconnues comme critère de citoyenneté ».

– Depuis 1958, la Constitution interdit toute distinction de race ou de religion entre les citoyens, et l’administration ne collecte pas de statistiques ethniques au nom de l’égalité.

Cette conception conduit souvent la France à invisibiliser les catégories identitaires dans le discours officiel, là où le monde anglo-saxon les met en avant. Par exemple, on parlera plus facilement en France des problèmes des « quartiers populaires » ou de « jeunes en difficulté » (termes socio-économiques) là où un discours à l’américaine évoquerait le sort des « minorités raciales » (terme ethnique). Longtemps, le mot même de race a été tabou dans le débat public français (il évoque le racisme biologique honni, on lui préfère des euphémismes comme origine ou couleur). Le féminisme français de la fin du XXe siècle s’est principalement focalisé sur la lutte des sexes et la théorie de la différence des sexes, accordant moins de place qu’aux USA aux questions de race ou de sexualité dans l’analyse du patriarcat.


. De même, la question coloniale et postcoloniale a longtemps été reléguée à la marge du récit national, ce qui fait que les demandes de reconnaissance des populations issues de la colonisation (par exemple les Français originaires d’Afrique du Nord, d’Afrique subsaharienne, des DOM-TOM) n’ont pas trouvé facilement leur place dans le débat public.
Dans les années 2000-2010, pourtant, la France a vu émerger des mouvements et des réflexions se rapprochant du paradigme « woke » : campagnes contre les contrôles au faciès et les violences policières visant les minorités, collectifs afroféministes dénonçant le racisme au sein du féminisme traditionnel, mobilisations autour du port du voile et de la place de l’islam dans la société française, débats sur l’écriture inclusive ou la représentation des minorités à l’écran, etc. Ces évolutions ont suscité des réactions contrastées et mis en lumière une tension entre deux approches de l’égalité et de l’identité en France :

L’approche républicaine universaliste stricte : Défendue par de nombreux hommes politiques de droite comme de gauche traditionnelle, ainsi que par des intellectuels (par exemple Elisabeth Badinter, Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, etc.), elle consiste à fédérer tous les citoyens dans une communauté nationale une et indivisible, sans distinction d’origine.

Toute revendication fondée sur une appartenance particulière est, dans ce cadre, souvent perçue comme communautariste, c’est-à-dire comme une menace pour la cohésion républicaine. Le modèle républicain repose en effet sur une fiction égalitaire : il postule que la loi s’applique à tous de manière indifférenciée, en faisant abstraction des particularismes (ethniques, religieux, genrés). Toute référence explicite à une « identité » minoritaire est alors suspectée de créer une brèche dans cet édifice. D’où la méfiance française envers les concepts importés des États-Unis, tels que le « privilège blanc », la « race systémique » ou même la notion d’intersectionnalité, considérés comme peu compatibles avec le principe d’indivisibilité de la République.

Mais à l’inverse, dans certains milieux militants ou universitaires français, toute défense de l’universalisme républicain est désormais associée à une posture conservatrice, voire réactionnaire. Revendiquer une lecture « aveugle à la couleur » ou au genre, affirmer que l’humanité prime sur les identités, c’est risquer d’être assimilé à une forme de déni des rapports de domination, voire de complicité avec l’extrême droite. Cette polarisation conduit à un blocage du débat : l’universel est perçu par les uns comme une condition de la démocratie, et par les autres comme un masque idéologique de la majorité dominante.

Ce renversement est au cœur de la crise actuelle du débat public français. Entre les deux écueils — l’assignation identitaire d’un côté, et l’aveuglement universaliste de l’autre —, il devient difficile de formuler une position intermédiaire, critique et constructive.

. L’approche républicaine universaliste considère que mettre l’accent sur les différences ethniques ou religieuses, c’est fracturer la société en communautés juxtaposées et affaiblir le pacte républicain. En somme, pour les tenants de cet universalisme, l’identité collective doit rester avant tout nationale et citoyenne, transcendante par rapport aux particularismes. La laïcité, dans cette optique, est souvent invoquée comme un rempart contre les expressions identitaires jugées incompatibles avec la cohésion (par exemple, le refus du voile islamique à l’école ou dans les services publics est justifié au nom de l’unité républicaine et de l’émancipation vis-à-vis des appartenances religieuses).
L’approche multiculturaliste ou différentialiste (qualifiée ici de « vision démocratique » de l’égalité) : Elle est portée par d’autres voix, souvent à gauche, s’inspirant des expériences anglo-saxonnes ou postcoloniales. Cette approche estime que l’universalisme français tel qu’il est pratiqué a un côté abstrait qui masque des inégalités réelles. Ne pas voir officiellement les différences n’empêche pas les discriminations de fait. Ainsi, des intellectuels et militants antiracistes affirment que le racisme systémique existe aussi en France (même s’il prend des formes différentes des États-Unis) et qu’il faut le combattre en nommant la race et en prenant en compte la spécificité des minorités. Ce courant plaide pour un universalisme repensé, qui inclue la pluralité : on parle parfois d’« universalisme inclusif » ou « universalisme pluraliste ». L’idée est de reconnaître le droit pour chacun d’afficher ses particularités (culturelles, religieuses, sexuelles…) tout en appartenant à la communauté nationale. Concrètement, cela peut passer par des mesures comme la collecte de données ethniques (pour mesurer les discriminations), la promotion de la diversité, l’adaptation de la laïcité vers plus de souplesse (laïcité «apaisée»), etc. Par exemple, les partisans de cette approche soulignent qu’ignorer la race dans les statistiques a longtemps rendu invisibles les difficultés spécifiques des Français non-blancs sur le marché du travail ou face à la police. De même, ils estiment que les principes républicains ont pu être instrumentalisés pour nier l’existence de minorités ou pour imposer un modèle dominant (la majorité blanche, la norme catholique sécularisée) en prétendant qu’il était universel.

Tout cela sur fond politique qui tend à confondre la réalité multiculturelle avec le multiculturalisme.

Le débat français autour du « wokisme » a été particulièrement vif à partir de 2020, avec l’ampleur médiatique de Black Lives Matter et de #MeToo. Certains responsables politiques ont dénoncé une « menace woke » planant sur les universités et la cohésion nationale, parlant d’« islamo-gauchisme » ou de « racialisme » pour disqualifier ces idées. D’un autre côté, des militants et chercheurs (par ex. le collectif Décoloniser les arts, des sociologues comme Éric Fassin, etc.) ont accusé la France de retard en matière de reconnaissance des questions raciales et postcoloniales, et appelé à briser le tabou de l’ethnicité. On a ainsi vu s’opposer dans l’arène publique deux caricatures : d’un côté, le « woke anglo-saxon communautariste qui divise » et de l’autre, le « républicain aveugle aux discriminations qui perpétue l’ordre établi ».

Pour résumer cette situation bicéphale, tout en restant dans ce que je considère comme étant, de mon point de vue, la gauche :

L’universalisme républicain ne repose pas sur un simple appel moral à « faire abstraction de ses différences », mais sur une nécessité logique liée à l’idée même de citoyenneté. Une nation politique moderne — et non une fédération tribale ou religieuse — suppose que les individus soient reconnus d’abord comme citoyens, c’est-à-dire comme sujets de droits égaux, abstraits de leurs appartenances particulières dans l’espace public. À défaut, on se retrouve avec une juxtaposition de communautés, chacune parlant en son nom propre, défendant ses intérêts, sans référence à un intérêt commun. Autrement dit, on reviendrait à une société d’ordres, voire à une forme de néoféodalité symbolique : chacun parlerait depuis sa caste, sa couleur, sa foi, son genre, sans horizon partagé. Si en 68, il était de bon ton de poser la question « d'où tu parles ? », cela n'a plus le même goût aujourd'hui, non pas que la question était stupide, mais qu'il est urgent de faire le constat que la société a changée, et c'est tant mieux.
Ce n’est pas un hasard si le mot « République » vient de res publica — la chose commune. Sans sujet commun, pas de République. Et sans citoyens, seulement des sujets.
Laïcité stricte : neutralité absolue dans la sphère publique, signes religieux bannis dans certaines institutions (écoles, administrations) pour éviter tout communautarisme, protéger la parole critique quelle qu'elle soit)
Refus des statistiques ethniques et des politiques ciblées sur un groupe (pas de discrimination positive officielle basée sur la race ou l’ethnie, au nom de l’égalité de droit).
Revendication d’une reconnaissance des minorités dans l’espace public français (écouter les revendications des personnes racisées dans les médias, ou dénoncer le racisme (et non l’islamophobie qui est un terme qui ne signifie pas grand chose : terme flou, utilisé de manière ambivalente pour désigner à la fois la critique d’une religion et le rejet de ses fidèles, ce qui prête à confusion) sous couvert de laïcité (interdire le voile dans l'espace publique par exemple)).
Intersectionnalité adoptée par certains mouvements féministes et antiracistes français (ex : collectifs afro-féministes par exemple pour analyser les inégalités à l’intersection du genre, de la race, de la classe, etc.) sans pour autant en faire un credo politique avec force de loi.


En pratique, la France oscille aujourd’hui entre ces deux pôles. Officiellement, le modèle reste universaliste (la loi française ignore les appartenances ethniques ou religieuses). Mais dans les faits, les revendications identitaires se font entendre de plus en plus, et l’État et les personnalités politiques ont dû (ou ont fait le choix de)se départir de leur fonction (qui est de résoudre le problème) pour prendre part au débat médiatique. (création d’une Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT, débats sur l’ajout de statistiques de la diversité, etc.). Le défi est de concilier la promesse républicaine d’égalité abstraite avec la réalité concrète des différences qui, si on les néglige, peuvent produire de l’injustice.


Après avoir brossé ce tableau, on voit clairement que la vision philosophique, existentielle d'identité, d'hybridation sans frontières, de rejet des appartenances exclusives semble à première vue à l’opposé de l’approche « woke » focalisée sur les « identités » spécifiques qui sont réduites en pratique à des appartenances.

Comment ces conceptions s’articulent-elles ? Sont-elles irréconciliables sur tous les plans, ou y a-t-il des ponts possibles ?

Oppositions et dialogues : universalisme, psychanalyse, face aux revendications identitaires «woke»


un enjeu philosophique


Philosophiquement, l’opposition entre les différents courants renvoie à un dilemme ancien : celui de l’universel et du particulier. Je me situe clairement du côté d’un universel humaniste, rénové par la science, où l’individu se définit avant tout comme un humain pluripotentiel plutôt que par telle ou telle appartenance. En cela la tradition stoïcienne (le cosmopolitisme de Diogène) et une certaine lecture des Lumières (l’idéal d’une humanité une) me parait incontournable.

J'avoue que je me sens un peu exaspéré par certaines pratiques militantes qui ne voit la logique formelle que comme un masque du particulier dominant : « l’Homme des Lumières était en réalité un homme blanc, européen, bourgeois, dont l’expérience était érigée en norme universelle ». On ne peut pas se contenter de construire le futur sur le passé. Je me reconnais comme l'héritier d'un passé qui se doit d'être porteur d'un message d'espérance, pas le justicier des erreurs de nos prédécesseurs.
Je ne crois ni au pardon systématique, (national ou individuel) ni à la correction infinie du passé. Le premier suppose parfois une posture artificielle, presque divine. Le second nous condamne à tourner en rond dans les ruines d’un monde déjà effondré. Ce qu’il nous reste, c’est la possibilité du sens — non pas un sens donné, mais quelque chose que l’on construit à partir de ce qui a été, comme on reconstruit après l’incendie, sans en nier les cendres, si l'on en est capable. Mais si on ne l'est pas, c'est bien de la société, des autres qu'on est en droit d'attendre un peu d'aide ou de prise en compte. Il en est de même des états.

Ce que j’appelle le désir infantile de justice ne tient pas compte de cette exigence tragique. Il voudrait que tout mal soit effacé, que toute dette soit comblée, que tout tort soit réparé, quitte à faire de la réparation un programme existentiel sans fin. Mais à force de vivre en référence constante à l’offense, on en oublie de vivre tout court. Si les autres nous ont blessé, volé, ignoré, faut-il leur remettre entre les mains notre avenir au prétexte de le rectifier ?

Il ne s’agit pas de pardonner — c’est parfois impossible, voire déplacé. Il ne s’agit pas non plus de corriger — cela peut vite devenir un fantasme totalitaire très tentant. Il s’agit simplement de ne pas se figer dans le passé, de ne pas faire de sa blessure un piédestal identitaire, et de trouver du sens dans la suite, même incomplète, même bancale. Il faut laisser place à ce que la psychanalyse appelle le travail du deuil : non pour oublier, mais pour relâcher la prise, et permettre l’avenir. Quant à la société et à la posture individuelle de l'Autre, oui, on peut, il me semble, revendiquer d'en attendre quelque chose, au moins une certaine humanité.

C’est là, sans doute, l’une des tâches les plus difficiles aujourd’hui : dépasser le ressentiment sans trahir la mémoire, et faire de nos héritages un point de départ, non un mur d’arrêt. De faire du passé un récit et non un regret ou un livre de comptes. Il ne s'agit pas d’abolir les catégories identitaires au profit d’une humanité indifférenciée, mais au contraire de s’en servir pour mieux comprendre et combattre les oppressions. (Kimberlé Crenshaw ).


S’attacher trop rigidement à une appartenance particulière, c’est alimenter l’opposition « nous/eux » et donc la violence, tandis que les militants de la pensée analogique estiment que ne pas valoriser son “identité” particulière, c’est la voir niée par la majorité et donc subir la violence du système. Autrement dit, je vois le danger dans la différence trop soulignée, même si je peux concevoir le danger et l'indécence qu'il y a dans la différence niée.
En tout état de cause, l'identité ne doit pas être réduite à une étiquette collective, quelque soit le bord et l'angle d'approche. Ce serait dans tous les cas un risque d'essentialiser les identités. On note d’ailleurs que la théorie intersectionnelle académique, dans sa subtilité, ne dit pas autre chose : elle ne considère pas « les femmes », « les Noirs » ou « les gays » comme des blocs monolithiques, mais insiste sur l’hétérogénéité interne (d’où l’accent mis sur l’intersection des catégories). On pourrait s’accorder avec l’idée que nul n’est jamais uniquement ceci ou cela. Cependant, il faut pousser la logique plus loin : se défaire même du besoin de se catégoriser soi-même, pour s’ouvrir à un « je » universel. Chacun doit trouver ailleurs que dans l'appartenance ses motifs de fierté. Assigner une identité à quelqu’un est une forme d’obsession moderne qu’il faut dépasser.

En termes philosophiques, le débat pose la question : la quête d’un universel commun est-elle incompatible avec la prise en compte de la pluralité des histoires ? Serres dirait que cet universel est déjà là (notre humanité commune, notre « je » ouvert) et qu’il faut le reconnaître pour faire tomber les barrières artificielles. Les tenants de l’intersectionnalité diraient que l’universel doit être reconstruit après avoir déconstruit les hiérarchies, et non présupposé. On peut voir là une différence de temporalité sans en faire un motif de combat. Serres propose un saut immédiat à l’universel (un « Oublions ce qui nous sépare, voyons ce qui nous unit »), tandis que le woke propose une médiation par le particulier (un « Reconnaissons ce qui nous sépare afin de pouvoir ensuite nous unir sur des bases justes »). D'accord mais cela risque d'être dur de se mettre d'accord sur les priorités sans un raisonnement analytique et logique qui nécessite de sortir par moment du débat.


Cohésion sociale et conflits : quelles conséquences pour la société ?


Ces différences de conceptions entraînent des implications sociales très différentes en matière de cohésion et de conflit.
Insister sur les identités particulières comporte le risque de fragmenter la société en groupes méfiants. La « passion d’appartenir » suggère que plus on se définit par un groupe restreint, plus on alimente potentiellement un climat de confrontation entre groupes. Multiplier les discours du type « nous, les X » vs « vous, les Y » (même pour valoriser X ou Y) finit par établir des lignes de démarcation psychologiques. Plus on affirme défendre les minorités ou identités, plus on tend paradoxalement à perpétuer les tensions via le langage même de la séparation.

. De ce point de vue, une société idéale serait celle où les identités de naissance perdent de l’importance, où chacun se sent solidaire de l’ensemble et non d’abord de son clan. Serres mise sur le fait que la mondialisation et les communications planétaires peuvent favoriser ce sentiment d’appartenance large (puisque nous sommes connectés à des gens très divers, le « lointain » devient le prochain). Il est optimiste sur notre capacité à apprendre la tolérance par l’interconnexion et par la conscience écologique globale (il a proposé le concept de Contrat naturel liant toute l’humanité à la Terre). En somme, sur le plan social, la vision Serres aspire à une cohésion par le haut, en dissolvant ce qui divise pour ne garder que le commun.
Du point de vue des mouvements woke, la cohésion réelle ne peut être atteinte qu’en passant par une phase de justice et de rééquilibrage entre groupes. Si on prône trop vite une unité « au-delà des différences », on risque de camoufler la persistance de privilèges de certains groupes sur d’autres. Ainsi, les militants antiracistes ou féministes craignent que l’appel à la « cohésion » ne soit en fait un appel au statu quo (où les minoritaires restent désavantagés mais on ne veut pas qu’ils le disent pour ne pas troubler l’unité). Pour eux, ce sont justement les conflits exprimés qui font avancer la société : en dénonçant les torts, en faisant du bruit (quitte à déranger l’harmonie apparente), on obtient des progrès. Par exemple, c’est la contestation identitaire des Afro-Américains qui a mené aux droits civiques aux États-Unis ; c’est la confrontation féministes/machistes qui a fait évoluer les mentalités sur le sexisme. Donc, un certain degré de tension assumée entre groupes peut être vu comme salutaire pour améliorer la justice sociale.
Cela dit, les effets sociaux concrets de ces approches peuvent être ambivalents. Dans les pays anglo-saxons où l’on valorise la diversité, on constate à la fois des avancées (meilleure représentation, reconnaissance des droits des minorités) et des problèmes de polarisation communautaire. Aux États-Unis, par exemple, il existe une forte identification raciale qui crée des clivages persistants (quartiers séparés, débats raciaux très vifs, etc.). En France, le modèle assimilationniste a pu produire une cohésion de façade (tout le monde se disant « français ») mais aussi un non-dit sur les discriminations et une polarisation des débats (les personnes issues de l’immigration post-coloniale ont pu ressentir un déni de leurs difficultés spécifiques et il y a indéniablement une montée de l'extrême droite en réaction). Les émeutes urbaines (comme en 2005 dans les banlieues) ont révélé qu’ignorer trop longtemps la question ethnique ou religieuse pouvait conduire à des explosions de colère et on ne peut que constater les tendances politiques nationalistes qui se répandent en Europe.
Tant les États-Unis que la France doivent éviter les extrêmes. Deux excès symétriques menacent la paix sociale : l’excès d’homogénéisation forcée (nier toutes les différences, ce qui finit par opprimer ceux qui ne rentrent pas dans le moule) et l’excès de segmentation identitaire (où chacun campe sur sa différence au point de ne plus communiquer avec les autres).

Pour Michel Serres, la démocratie, si l'on accepte le principe, plaide pour une troisième voie, celle de l’hybridation généralisée, où les différences existent mais se mélangent au lieu de se rigidifier. Socialement, cela signifie encourager les interactions, les échanges interculturels, l’éducation au pluralisme. « Petite Poucette », se doit d'inventer de nouvelles manières de vivre ensemble, plus connectées et peut-être moins prisonnières des catégories du passé. Pour lui, « les jeunes » baignent souvent dans un univers mondialisé où ils écoutent des musiques de tous pays, communiquent via Internet avec des amis à l’autre bout du monde, etc. Serres voient en eux des êtres plus aptes au métissage identitaire spontané. A condition qu'on ne les en dissuade pas; je suis sur ce coup là, un peu moins optimiste que lui.

Il est nécessaire encore une fois de mettre l’accent sur la culture commune humaniste (sciences, arts, histoire partagée de l’humanité) de donner accès à une éducation populaire aux gens de toutes origines pour qu’ils apprennent naturellement les uns des autres. En revanche, célébrer séparément chaque origine de chaque élève (au risque de créer des sous-groupes fermés) ou, nier toute différence (et refuser par exemple de discuter du racisme, du sexisme, de religion) contribue à un affaiblissement démocratique. Le juste milieu serait de reconnaître les différences sans en faire des murs : valoriser le fait que chacun a des héritages multiples, mais insister sur le fait que tous partagent une même humanité en devenir, mais accepter de se disputer sur tous les sujets en protégeant la parole de chacun.

Les mouvements woke préconisent souvent des politiques ciblées pour corriger les injustices historiques : par exemple, des programmes de discrimination positive (affirmative action) en faveur des minorités raciales ou des femmes, des lois spécifiques contre les crimes de haine, la mise en place de formations à la diversité et à l’inclusion, etc. Dans le contexte anglo-saxon, ces mesures sont relativement courantes (quota de minorités dans les universités ou entreprises, par exemple). Dans le contexte français, elles sont plus difficiles à mettre en œuvre en raison du carcan juridique universaliste – mais on voit poindre des débats sur la nécessité d’adapter la République à la diversité, notamment au niveau de l’entreprise (charte de la diversité, label égalité, etc.).
On voit poindre ici la question du rôle des politiques pour répondre à ce questionnement.
Il n'est pas question d'entériner officiellement des catégories identitaires. Dire qu’on va attribuer tant de places à des « Noirs » ou des « Arabes » dans telle institution a visiblement un goût de contradiction : c’est réifier la catégorie qu’on voulait dépasser, voire même la faire exister quand elle tend à disparaitre. La politique des quotas maintient justement l’idée qu’il y a des « races » distinctes au sein de la société (là où lui voudrait ne voir que des citoyens pluriels). Il est nécessaire d'adopter une position critique face à la tendance à tout analyser en termes de confrontation de communautés, qui est très présente dans le discours politique américain. La démocratie et la gauche (en théorie, i.e. si elle ne cède pas à la tentation électoraliste) s'accorde bien des politiques universelles qui bénéficient à tous, en particulier aux plus vulnérables quelle que soit leur identité : par exemple, améliorer l’éducation dans toutes les zones défavorisées, offrir un système de santé performant pour tous les citoyens, etc. Ce sont des mesures qui, sans cibler explicitement un groupe, peuvent réduire de fait des inégalités (puisque les minorités sont souvent surreprésentées parmi les défavorisés).

Encore une fois il ne s'agit pas de nier l’existence de problèmes spécifiques comme le racisme ou le sexisme – ce sont des maux à combattre par un changement de mentalité globale plutôt que par une opposition frontale groupe contre groupe, par l'éducation, la philosophie, les sciences qui montrent l’unité de l’espèce humaine, le fait de favoriser les échanges interculturels pour que les individus cessent de voir l’autre comme un étranger absolu. Les militants antiracistes du XXIe siècle, eux, insisteraient sur la réforme de la police, la reconnaissance du profilage racial, la sanction des propos racistes – des approches plus juridiques et institutionnelles, plus exclusivement sociologiques.

Michel Serres, en bon académicien amoureux de la langue, croit au débat ouvert et à la pédagogie. Les mouvements woke sont parfois accusés de promouvoir la cancel culture ou une forme de censure au nom de la protection des identités (par exemple, bannir certains propos jugés offensants, exiger le retrait d’œuvres considérées comme « problématiques » vis-à-vis d’un groupe, etc.). Sans entrer dans ce débat ici, on peut penser une politique, qui valorisait l’écoute de l’Autre (le fameux bruit qu’il faut savoir entendre au lieu de le faire taire), comprendrait la douleur causée par certains discours haineux (qu’il assimilerait à ce bruit agressif qui déclenche la violence), mais devrait mettre en place sans doute la conversation et l’éducation plutôt que la censure systématique.

En France, l’enjeu politique est de savoir si on peut intégrer la part de vrai du message woke (oui, il y a des injustices structurelles liées à l’origine, au genre…) tout en gardant ce fond républicain sur lequel la démocratie s'appuie (ne pas segmenter la citoyenneté). Un équilibre : le concept d’« universalisme pluraliste » ou « universalisme inclusif » suggère qu’on peut défendre les valeurs universelles (droits de l’homme, égalité de tous) sans pour autant aveugler son regard aux différences. Cela signifie concrètement : reconnaître l’existence de groupes désavantagés, éventuellement déployer temporairement des mesures spécifiques pour les aider, mais en gardant pour horizon qu’un jour ces mesures ne soient plus nécessaires car l’égalité réelle sera atteinte et que l’identité de chacun n’entravera plus ses possibilités. L’intersectionnalité sert à améliorer le modèle universel, pas à le détruire.


Vers un universalisme métis : habiter le monde en commun



Peut-être peut-on imaginer une synthèse, à l’image de ce que Serres appelait de ses vœux – un monde de mélange. Ce serait un monde où l’on reconnaît chaque parcours, chaque mémoire, chaque singularité — non pour l’ériger en forteresse, mais pour l’ouvrir à l’échange, à la traversée. Un universalisme non pas uniforme, mais métis : plutôt qu’un jardin cloisonné qui finit par tourner à l’affrontement, concevons la société comme un espace fluide, un lieu de passages, où le lièvre (l’Autre) court librement parmi nous.

Dans un tel jardin, la diversité n’est plus une menace mais un état naturel. Ce ne sont pas des "identités" qui s’épanouissent, mais des formes de vie qui cohabitent, des voix qui s’entrelacent, des langages qui s’inventent dans l’interstice, des individus qui sont conscients que leur nature ne leur permet pas d'oublier le collectif, des générations qui se côtoient. Le défi actuel, entre l’aveuglement aux différences et l’obsession de s’y réduire, est de trouver un équilibre vivant, une respiration commune.

La pensée de Serres, en dialogue critique avec les revendications woke, peut nous y aider : en nous apprenant à écouter sans s’identifier, à reconnaître sans figer, à faire preuve d’empathie pour entendre les blessures, et de sagesse pour ne pas s’y enfermer. Ce n’est donc pas l’identité qu’il faut défendre, mais la possibilité d’un monde habité ensemble, sans clôture.

Sources :


Michel Serres – archives, citations et analyses : identité vs appartenance
philarchive.org

Concepts « woke » et intersectionnalité : définitions et débats contemporains
toupie
bernard-gensane

Contextes anglo-saxon et français : comparaison des approches identitaires
erudit.org

Discussion philosophique : critiques de l’assignation identitaire et universalité
la saveur des goûts amers

le monde


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